CLOSE ENOUGH TO START A WAR (rae)

C'est aux alentours de neuf heures que Rae ouvrit les yeux. Elle n'avait pas l'impression d'être réellement fatiguée, malgré les cauchemars et autres rêves morbides qui ponctuaient son sommeil. C'était la troisième fois cette semaine qu'elle se réveillait en se souvenant de ce dont elle avait rêvé. Le cahier sur lequel elle avait gribouillé hâtivement les premiers souvenirs à ressurgir était caché à l'abri sous son oreiller, et elle s'en empara afin d'y griffonner de nouvelles bribes d'information. C'était rassurant, de constater que tout n'était pas perdu. Mais elle ne pouvait s'empêcher de paniquer à chaque nouveau flash. Elle s'était vue tirer une balle dans la tête d'une pauvre gamine d'à peine dix-neuf ans, s'était regardée briser les jambes d'un homme juste pour le plaisir, avant de l'achever. Juste parce qu'ils étaient des monstres.
Ecrire tout ce qui lui venait en tête ne lui prit pas énormément de temps, et dès lors qu'elle eut fini, elle se leva, embarquant avec elle son précieux cahier, au cas où. Les heures qui suivirent furent d'un ennui mortel. Elle les passa à errer de pièce en pièce à la recherche d'une source quelconque de distraction. Elle tenta durant quelques minutes de maitriser un peu mieux son pouvoir, se servant du cahier déjà corné dans l'espoir de le déplacer d'une manière à peu près convenable, puis elle abandonna, découragée, et finit par se replier vers la télévision. Les minutes s'écoulèrent et l'ennui fut vite remplacé par la faim. Elle avait l'intention d'attendre Enoch pour manger, mais il semblait évident qu'il ne se lèverait pas tout de suite. À qui la faute…
Ce ne fut que bien plus tard, alors qu'elle avait regagné sa place devant la télévision et vidé le contenu de son assiette , qu'elle l'entendit enfin arriver. « Je suppose que tu as mangé... » Elle sourit d'un air penaud, s'en voulant légèrement de ne pas l'avoir attendu. Pour toute réponse, elle se contenta de hocher la tête, parfaitement consciente qu'il se dirigeait déjà vers le frigo et ne la voyait donc pas. « Tu as pu te rendormir après cette nuit ? » Elle l'observa tandis qu'il extirpait du frigo une bouteille de jus d'orange, et se demanda comment il était possible qu'il puisse parler de manière aussi légère de quelque chose qui lui pourrissait ses nuits. « Oui, pas de souci de ce côté-là. » Elle avait presque envie de lui demander s'il en était de même pour lui, mais elle se doutait qu'il lui en fallait peu pour tomber de fatigue, désormais.
La jeune femme était sur le point de lui proposer de lui faire un truc à manger lorsque le téléphone sonna, et qu'il finit par aller gambader Dieu savait où, plongé dans une conversation qui ne la regardait en rien. Elle se leva alors, entreprit de préparer les oeufs qu'il avait sorti, et après plusieurs minutes à s'affairer, elle se rendit compte que tout était devenu silencieux. Elle s'attendait à le voir revenir, et quand elle réalisa que ce n'était pas le cas, elle ne put s'empêcher d'aller voir ce qui se passait. Elle le trouva alors en train de lire. Pas n'importe quoi, bien sûr. Il avait le nez fourré dans son cahier, en train de découvrir tout ce qu'elle lui cachait. Son coeur s'arrêta dans sa poitrine, diffusant une douloureuse sensation dans tout son corps. Elle pouvait imaginer à quel point il allait se sentir trahi. À quel point il allait soudainement la détester. Elle avait tué des gens. Il était normal que n'importe qui la déteste. Elle-même se détestait cordialement, chaque jour un peu plus. Il allait la foutre à la porte, refusant de laisser toute forme de danger s'approcher de lui ou de sa soeur, et cela serait largement mérité.
Néanmoins, elle pouvait toujours mentir un peu plus. Prétendre qu'il s'agissait uniquement du contenu de ses cauchemars, que ce n'était en rien le récit de tout ce qui lui revenait en mémoire concernant ce qu'elle avait été. Il l'avait dit lui-même, on s'en fiche de qui elle était avant. Elle pouvait prétendre que c'était un truc que son médecin lui avait conseillé de faire lorsqu'elle était coincée à l'hôpital. Oui, elle allait faire ça. Elle entra alors dans la pièce et s'empara vivement du cahier, le refermant sèchement. Elle ne parvint pas à lui mentir, cependant. Elle se contenta de le fixer pendant quelques instants avant de se mettre à bafouiller fébrilement. « Tu n'étais pas censé mettre ton nez là-dedans. »

Il était sous le choc. Qu'est ce que tout cela signifiait ? Se souvenait-elle de choses ? Il ne savait pas si il devait être terrifié par les récits retranscrits dans le cahier ou se sentir terriblement trahi qu'elle lui ait caché ça. Il tenta de remettre tout dans l'ordre, de chercher une explication, de garder son sang froid. Plus il y pensait et plus tout cela lui apparaissait comme monstrueux. Pourtant Rae, dans son esprit, avait l'air bien loin de tout ça, ne pas être cette personne sadique du cahier. Il n'eut pas le temps de réfléchir plus à tout ça qu'enfin il comprit qu'elle était à ses côtés. Le cahier lui fut arraché, fermé sèchement par sa propriétaire. Enoch tourna son visage vers elle, interloqué, et incapable de dire quoique se soit. Il avait très certainement honte d'où son silence mais la surprise de lire de telle chose y était aussi pour quelque chose. « Tu n’étais pas censé mettre ton nez là-dedans. » Il déglutit et continua de la fixer sans bouger. Qui était-elle vraiment ? Peut être se trompait-il ? Peut être qu’elle n’était pas la douce et traumatisée Rae de laquelle il s’occupait à présent nuit et jour depuis quelques semaines déjà. Il la fixa, ouvrit la bouche mais rien en sortit. Tellement de questions se bousculaient. Il ne savait pas par où commencer. Il se frotta le visage d’une main lasse. « C’est quoi ça ? » demanda t-il sèchement, soit de la seule manière qu’il connaissait pour se protéger d’une personne qu’il aime. Son visage est fermé. Il ne veut pas se laisser déstabiliser par quoi que se soit, si jamais elle était une chasseuse ou une psychopathe... Mais ce n’est pas possible. Il en est certain. La jeune femme qu’il connaît n’est pas comme ça: elle n’est pas sadique, ou monstrueuse. Elle est juste fragile et désorientée, en quête d’elle même.
Des émotions se succèdent à l’intérieure de lui, tempête dévastatrice qui sème le doute partout où elle passe. Dis moi la vérité Rae, pense t-il très fort. A cet instant ils serait capable de s’agenouiller pour la supplier. Mais ce n’est pas la réelle vérité qu’il veut : ce qu’il veut c’est simplement entendre qu’elle n’est pas la personne du cahier. La sensation de trahison a laissé place à la peur qui le tenaille. Pas tellement de se faire tuer mais de la perdre. Enoch, le jeune homme solitaire est devenu dépendant d’un seul être. Quel comble ! Il la fixe, la tête emplit d’espoir attendant une réponse. « Je veux la vérité cette fois... » ajoute t-il à peine plus doucement.

« C’est quoi ça ? » Bien. Au moins, il lui laissait une chance de s'expliquer avant d'entreprendre de l'étrangler. Même si elle n'était pas certaine de vouloir fournir la moindre explication. Il était froid, distant, et elle craignait presque qu'il se mette à lui cracher au visage. Elle était sûre que les gens rêvaient de lui cracher au visage, avant. Elle n'avait pas envie de dire quoi que ce soit, préférait laisser planer le doute, histoire qu'il puisse tirer les conclusions qu'il voulait, peut-être pas forcément les bonnes, et qu'elle n'ait ainsi pas à dire à haute voix ce qui lui donnait la nausée à chaque fois qu'elle y pensait. « Je veux la vérité cette fois... » Elle déglutit difficilement, serrant contre elle son cahier, dans un geste qui se voulait presque protecteur, comme si elle craignait qu'il s'en empare à nouveau pour lire davantage d'horreurs. Elle ne pouvait plus reculer, se cacher derrière des larmes comme elle avait pris l'habitude de faire.
Alors lentement, elle adopta une attitude plus sereine, plus sûre d'elle. Elle était persuadée que la fille qu'elle était avant était une sale dure à cuire qu'aucun regard glacial ni aucune parole virulente ne parvenait à intimider, et elle décida qu'elle était capable de faire preuve de la même fermeté, au moins cette fois. « Je crois que l'on sait tous les deux ce que c'est. » Elle marqua une pause, rassembla le peu de courage dont elle disposait, et poursuivit. « Ca, c'est ce que j'étais. Et ne me regarde pas comme si je t'avais menti ! Je ne t'ai simplement pas tout dit, parce que avouons quand même que ce n'est pas très glorieux, et je pense donc que tu es en mesure de comprendre pourquoi je n'ai rien voulu te dire. » Elle se doutait bien que rien de ce qu'elle pouvait dire ne parviendrait à réparer quoi que ce soit, à lui faire comprendre ce qui se passait dans sa tête, mais elle pouvait au moins se féliciter de ne pas s'être laissée totalement abattre. Il était de toute façon ardu de se mettre à sa place, de prendre conscience du malaise qu'elle ressentait à l'idée d'avoir été un véritable monstre, d'imaginer sa peur de revoir surgir cette facette de sa personnalité, ou de concevoir son angoisse d'être abandonnée à cause de ses erreurs passées dont elle aurait pu ne jamais se souvenir. « Et je suis suffisamment terrifiée de redevenir ça - elle jeta le cahier aux pieds d'Enoch avec force - pour avoir envie d'ajouter à ma propre terreur ta peur et ton mépris. La voilà la vérité. »

Il pouvait sentir sa tension. Enoch était mal à l'aise. A la fois à cause d'avoir lu ce journal secret, mais aussi d'avoir probablement découvert qui était la Rae d'avant. Ce qui n'était pas fameux à vrai dire. Il plongea ses yeux dans ceux de Rae et pu découvrir une toute nouvelle jeune femme: une toute nouvelle façon de réagir. Elle paraissait s'être détendu alors que quelques secondes auparavant, c'est à peine si elle osait bouger. Lui, ne se départit pas de sa froideur. « Je crois que l'on sait tous les deux ce que c'est. » Elle marqua une courte pause. Il n'eut pas le temps de rétorquer une méchanceté. « Ca, c'est ce que j'étais. Et ne me regarde pas comme si je t'avais menti ! Je ne t'ai simplement pas tout dit, parce que avouons quand même que ce n'est pas très glorieux, et je pense donc que tu es en mesure de comprendre pourquoi je n'ai rien voulu te dire. » Il était en mesure de comprendre, cela ne voulait pas dire qu'il le faisait. Enoch, lui, lui avait toujours tout dit. Sans exception. Il avait été là du début à la fin. Bordel, c'est lui qui l'avait tiré de cet hôpital puis accueilli chez lui sans savoir qui elle était. Il était vexé, profondément vexé. Il ne bougea pas, resta là, le visage fermé et peu avenant face à Rae, impassible. « Et je suis suffisamment terrifiée de redevenir ça -dit elle en lui jetant presque à la figure- pour avoir envie d'ajouter à ma propre terreur ta peur et ton mépris. La voilà la vérité. » S'en était trop. Il ne voulait pas s'énerver, mais cette façon qu'elle avait de réagir lui était totalement insupportable. Ce n'était pas elle. Faire ce genre de coup de théâtre, ne paraître pas plus atteinte que ça par ce qui venait de se passer ... Il quitta alors la pièce en silence, sans même lui jeter un regard. Cela ne servait à rien. Pourquoi avait-il accueilli Rae chez lui ? Il tentait de regretter ce choix, mais au fond il ne pouvait pas: il l'aimait et c'était comme ça. Il alla dans le salon. Cela e retira rien de son énervement. Il se sentait soudainement oppressé, il manquait d'air, avait besoin d'espace. Alors qu'il s'apprêtait à attraper sa veste, ses clés de voiture et une paire de chaussures, elle avait rappliqué. « Ne dis pas un mot Rae. » balança t-il durement à l’intéressée. « Je ne suis pas où j’en suis, ce que je vais faire, alors s’il te plaît abstiens toi de toute réflexion. » ajouta t-il tout en cherchant désespérément ses clés. Mais où étaient-elles ?! Après quelques minutes de recherche dans un silence gênant et tendu il finit par changer d’avis. « Tu penses franchement qu’en sachant le contenu de tes cauchemars je t’aurais abandonné ? » Il s’était retourné vers elle, la regardant dans les yeux, sans ciller. Il avait cédé. Son visage n’arborait plus ces traits aussi durs, et sa voix s’était très légèrement radoucis. Il avait même fait un pas dans sa direction. C’était le début de la fin.

S'il y avait une chose dont Rae était certaine, c'était bien qu'elle n'allait pas apprécier les instants qui allaient suivre. Elle savait parfaitement que la décision qu'elle avait prise - consciemment ou non - de se taire était une erreur monumentale. Mais dans la panique qu'elle avait ressentie, elle n'avait jamais envisagé, pas même une seule seconde, d'aller se confier à Enoch. Elle tenait à la vie, aussi minable fusse-t-elle. Mais alors qu'elle attendait en silence une réaction particulièrement violente, elle fut confrontée à ce qu'elle décida d'appeler un bunker de calme et d'indifférence. La tension qui l'assaillait alors qu'elle patientait en le regardant fixement était franchement insupportable, et elle s'en serait probablement allée s'il n'avait pas été plus rapide sur ce coup. Elle ne savait pas si c'était le fait qu'il n'ait rien dit, ou si c'était parce qu'il ne l'avait même pas regardée en partant, il n'empêche qu'elle se sentit soudainement bien misérable. Le fait qu'elle n'ait eu droit à aucune réaction la frustrait au plus haut point, mais elle était surtout démoralisée à l'idée de ne même pas avoir pu s'expliquer, de ne pas avoir eu l'occasion de rattraper le coup, même si c'était un peu tard.
C'est sans doute cette réalisation qui la poussa à le suivre, à sortir de son immobilité dans le simple espoir de pouvoir arranger les choses et lui raconter tout ce qu'il voulait, peu importent les conséquences. Elle le trouva alors dans le salon, à fouiller frénétiquement pour trouver Dieu savait quoi, et elle comprit qu'il était en colère, qu'il allait lui fausser compagnie pour un moment et qu'elle n'allait pas pouvoir s'expliquer avant quelques temps. Au moins, il réagissait enfin. Elle s'apprêta alors à lui donner toutes sortes d'instructions - Prends ton téléphone, que je puisse au moins prendre des nouvelles. Fais attention à toi. Blablabla… Elle savait qu'il était inutile de s'obstiner quand il n'était pas enclin à discuter, alors autant le laisser filer. Elle ouvrit la bouche, prête à lui déblatérer ses ordres stupides, mais il l'interrompit sans la regarder, avant même que le moindre son s'échappe de sa bouche. « Ne dis pas un mot Rae. » Elle le regarda s'affairer, un peu vexée, mais préféra obéir. Elle pouvait se réjouir de ne pas avoir été étranglée, alors autant ne pas pousser davantage sa chance. « Je ne suis pas où j’en suis, ce que je vais faire, alors s’il te plaît abstiens toi de toute réflexion. » Elle ne savait pas bien plus où elle en était, et cela n'avait pas grand chose à voir avec sa mémoire défaillante. Elle se sentait merdeuse, impuissante, et de plus en plus coupable d'avoir abusé de son hospitalité et de sa confiance tout ça pour au final le décevoir et l'énerver. Elle se mura alors dans son silence, serra ses bras autour d'elle dans un geste de repli qu'elle ne chercha même pas à dissimuler, et s'obstina à ne surtout pas le regarder. Et puis, après plusieurs minutes de silence complet, il finit par parler. « Tu penses franchement qu’en sachant le contenu de tes cauchemars je t’aurais abandonné ? » Elle avait remarqué les changements dans la manière dont il se comportait, mais ce fut surtout la façon dont il s'adressa à elle qui l'extirpa de son hébétude.
Rae se pencha alors sérieusement sur la question. Pensait-elle vraiment qu'il aurait été capable de se débarrasser d'elle, de quelque manière que ce fût ? Il était vrai qu'il avait pris soin d'elle, qu'il lui avait sauvé la vie et qu'il était tout à fait aimable et charmant. Mais il n'était pas forcément toujours rationnel, et l'instinct de survie pouvait faire faire des tas de trucs. Elle commençait à en savoir quelque chose, d'ailleurs. Après une longue hésitation, elle finit par enfin le regarder. « Oui. Ou tuée. C'est ce que la plupart des gens auraient fait. C'est peut-être même ce que moi j'aurais fait. » Elle ne savait pas vraiment si c'était ses tendances meurtrières qui s'exprimaient là, ou si elle essayait simplement de justifier le fait qu'elle n'ait rien dit, mais elle décida que de toute façon, ça n'était plus franchement important désormais.